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Monthly Archives: mars 2023

Francis MARSHALL au MA&D

À partir du samedi 25 mars 2023, le musée Art et Déchirure (Sotteville-lès-Rouen) rouvre au public et nous redonne accès à une pièce exceptionnelle : l’installation la plus aboutie et la plus riche des travaux de Francis Marshall, conçue et réalisée par Joël Delaunay dans le cadre du festival Art et Déchirure en 2017. Un musée dans le musée, heureusement conservé en l’état depuis. Aucun autre espace ne vibre avec autant d’évidence avec les œuvres qu’il met en scène.
Incontournable.

La salle Francis Marshall, Musée Art et Déchirure – photo JFG
La salle Francis Marshall, Musée Art et Déchirure – photo JFG

Caroline DAHYOT : un cœur à corps

folio #1 / MA&D

Imago mundi

La villa Verveine, c’est comme un jeu de miroirs : des images qui se démultiplient, un monde-kaléidoscope qui désoriente. Y pénétrer, c’est accepter de devenir à son tour une figure de ce singulier théâtre. Tous les supports (murs, plafonds, planchers, meubles, objets) ont été colonisés par l’image. Il n’y a pas de hors champ, pas de cadre pour circonscrire l’œuvre. C’est un monde intérieur : un cocon, un nid, un foyer, un ventre, un espace où la lumière du dehors, comme dans l’art du vitrail, ne prend vie qu’au dedans.

Des ex-votos

Quand on lui demande quelles sortes d’histoires elle raconte avec ses images, Caroline répond : « c’est pas des histoires que je raconte, c’est des projections ». Que veut-elle dire exactement ? D’abord qu’il ne s’agit pas d’un univers de fiction mais d’un travail autobiographique, même s’il n’interdit pas le rêve et le merveilleux. Ensuite que son propos n’est pas la narration (passé et anecdotes semblent peu l’intéresser) mais la restitution-retranscription de visions (elle évoque des hallucinations dans une interview accordée à Roberta Trapani en 2021). Enfin qu’une projection, c’est aussi un projet. Une manière de peindre l’avenir : pas seulement pour l’entrevoir (divination et lames de Tarot) mais pour l’infléchir (poupées propitiatoires). Quand d’autres allument des cierges dans les églises, Caroline Dahyot fabrique des ex-votos. Il ne s’agit pas de piété mais de magie active. Elle le dit. Elle dit même que cela n’a pas toujours fonctionné.

Seul l’amour sauve

« Je ne cherche pas la perfection, juste l’expression », écrit-elle aussi sous une de ses figures. L’expression, c’est la justesse du premier jet porté par ce qu’on pourrait appeler la sincérité. La figure n’est pas là pas faire joli mais pour dire une urgence, sans fioritures, sans maquillage. C’est l’expression brute de l’amour : je veux aimer et être aimée.
Le message est d’une simplicité biblique : seul l’amour sauve. Seul l’amour peut conjurer le mauvais sort et garantir bonheur et protection à celui qui regarde avec son cœur, c’est-à-dire avec son âme. Les images fonctionnent comme des amulettes. Et la pensée magique qu’elles révèlent est toute orientée vers un seul but : la protection des êtres aimés et la promesse d’un bonheur simple.

Sages comme des images

Pourtant, même si Caroline Dahyot fait de sa vie son unique sujet, son unique objet – ses enfants, ses amoureux, ses malheurs et ses bonheurs – elle se livre paradoxalement assez peu. Les images prolifèrent, mais dans une scénographie qui met en avant l’image d’un monde sage. « Ulysse, Marie et moi sommes sages », écrit-elle : sages comme des images. Et c’est exact. La prolifération de la figure peut déstabiliser l’œil mais ne choque pas la morale.

Un cœur à corps

Si l’amour occupe le devant de la scène, le sexe y demeure marginal. Lorsque la question est évoquée, on a l’impression que la représentation se cantonne au cliché : un homme qui palpe les seins d’une femme et cette femme, seulement vêtue d’un justaucorps rouge et de bottes noires, qui chevauche la jambe de l’homme et entreprend son entrejambe. Des lèvres-langues se cherchent sans forcément se trouver. On comprend que le sujet principal n’est pas là.

Plus probants, car ce sont des figures récurrentes : des cœurs qui s’offrent comme des fruits. De quel désir sont-ils le nom ? À l’origine, explique Caroline Dahyot, il y avait un fort désir de maternité. Ces cœurs-là sont des symboles de vie : des ventres-cœurs où la vie fabrique la vie. Des cœurs de mère.

« N’ayez pas peur »

L’artiste crée pour conjurer une absence, pour peupler le vide. Mais pas seulement. Le projet de la villa Verveine est total. La saturation de l’espace qui le caractérise est une démarche qu’on retrouve chez d’autres créateurs-créatrices d’art brut ou d’art singulier : saturer l’espace pour conjurer le hasard, comme si le vide renvoyait à l’incertitude, source de toutes les angoisses.

Musée Art et Déchirure Sotteville-lès-Rouen

En investissant tout l’espace, on épuise tous les possibles. C’est une manière de se préserver du doute, de la polysémie et du vertige de l’interprétation du monde. On ne parle pas du doute qui fonde la liberté de penser, mais de celui qui inhibe, qui paralyse toute entreprise. Dans ce sens, le processus créatif fonctionne comme un acte de foi : créer pour ne plus craindre. C’est en somme une transposition en art et en acte du cœur du message chrétien : « N’ayez pas peur ». Ce qui veut dire : « cessez de douter », « croyez en vous », « créez ».
« Quand je dessine, je doute pas, explique Caroline, même si je trouve que je suis pas forte, je m’en fous, en fait je fais ».

Par Jean-François Guillou

Fanny FERRÉ

Fanny FERRÉ est née le 6 juin 1963 à Évreux (27). Elle étudie à l’École des Beaux Arts d’Angers puis à l’École Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris dans l’atelier de Georges Jeanclos.

Fanny FERRÉ, – titre, sculpture, terre cuite, collection Musée Art et Déchirure – photo JFG
Fanny FERRÉ, – titre, sculpture, terre cuite, collection Musée Art et Déchirure – photo JFG
Fanny FERRÉ, Éveil nocturne, sculpture, terre cuite, 2016, collection Musée Art et Déchirure – photo JFG

Notice du catalogue du Festival Art et Déchirure 2019 :

LE SONGE D’UNE NUIT DE FANNY FERRE

« Allons, ma reine, 
dans un grave silence, 
courons après l’ombre de la nuit » 
William Shakespeare  

Partis pour toujours et sans jamais laisser d’adresse : les êtres qui naissent depuis un quart de siècle sous les doigts de Fanny Ferré ont définitivement adopté la grâce énigmatique des nomades. Façonnées comme par le vent, leurs silhouettes puissantes mais gracieuses, nimbées de longues chevelures et de rares oripeaux, n’en finissent pas de prendre le large. Toutes définissent la condition humaine tel un désir inassouvi d’ailleurs, sempiternellement dynamique. Ils ne fuient pas. Ils cheminent.
« Je cherche à ce que les personnages dégagent la vie » dit-elle. Les êtres élancés qu’elle façonnent à bras le corps mangent avec leurs doigts et vont nus pieds. Moins par souci de misère que par besoin de liberté : ils célèbrent les mouvements sans entraves et les moments sensuels, embaument le fruit sauvage, le pain chaud et le torrent d’altitude. Ils empoignent une charrette à bras, montent un cheval à cru. Allégorie de l’initiation ou de la protection, chacun de leurs gestes et des objets dont ils sont munis parait nécessaire, mais s’avère poétique. La fine terre chamottée employée par Fanny Ferré semble davantage pétrie de la poussière des étoiles que celle des bas-côtés.
Intemporelle et universelle mais rustique, leur tribu a pour caractéristiques morphologiques des attaches fines, permettant une grande souplesse, et des charpentes solides, aptes à la résistance. Et chaque nouvelle sculpture, variation de la précédente, est conçue tel le membre utile d’un groupe solidaire, intuitivement concerté. Comme les silences entre les notes d’une partition musicale, l’espace aménagé entre chaque œuvre, lors de sa mise en scène, engendre une profonde sensation d’harmonie.
Cette œuvre est résolument enchantée. Inspirées par la forêt, les nouvelles sculptures en témoignent particulièrement : panachés, auréolés de plumes ou de feuilles, parés de dépouilles de corbeaux ou de boucs, des personnages inédits surgissent. Fées en conciliabules ou chamanes envisagent des révélations, ils s’apprêtent et guettent. Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare et La Reine de la Nuit de Mozart, la Peau d’âne contée par Charles Perrault et les sabbats peints par Goya, les druides celtes et les sorciers africains, les ermites au désert et les yogis des montagnes, les tatouages punks et les dentelles néogothiques, tout cela et bien plus encore irrigue l’ensemble à la clarté lunaire qui s’impose désormais.

février 2016 
Françoise MONNIN 
Critique d’art – Rédactrice en chef de la revue ARTENSION


Notice du Musée Art et Déchirure (2017) :

Fanny FERRÉ est née le 6 juin 1963 à Évreux (Eure).
Son atelier est situé au Moulin de Bouvier dans l’Orne. Plus que tout autre sculpteur, Fanny Ferré exprime la vie et le mouvement. Ses personnages de terre marchent, courent, crient, soufflent, se désaltèrent, jouent avec les animaux, tirent une carriole, se baignent… Lorsqu’ils semblent statiques, c’est qu’ils se reposent du geste précédent, ou qu’ils font une sieste. Les gestes de leur vie quotidienne sont comme saisis « au vol » par l’artiste. Ces instants volés qu’elle nous donne à voir sont la signature inimitable de Fanny Ferré.
Personnages de terre et de bronze grandeur nature, saltimbanques, personnes déplacées, nomades du désert, migrants tout juste débarqués d’une plage de Méditerranée, hommes, femmes et enfants en marche vers un ailleurs, ils sont sans doute tout cela à la fois. Chaque spectateur y rencontre son propre rêve. Ces êtres dont on croit voir la chair frissonner nous sont terriblement proches car l’art de Fanny Ferré ce n’est pas que la représentation de la figure humaine, c’est l’humain tout court.